« Swedenborg, pourquoi ? »
ou : « Influence de Swedenborg sur plus de 25 auteurs et créateurs de renom ».
« Les idées vraies finissent toujours par s'imposer. »
(Cité dans l'excellent ouvrage : « Le miracle Spinoza. Une philosophie pour éclairer notre vie », de Frédéric Lenoir, Fayard, 2017. Spinoza, un philosophe inspiré et précurseur qui a probablement influencé Swedenborg.)
Peu après avoir publié ce nouveau forum, je suis tombé par hasard sur un chapitre de Charles Byse qui égrène dans l'un de ses ouvrages (1) une étonnante collection de citations au sujet de Swedenborg, émanant de toutes sortes de personnalités de renom. À la suite de quoi je me suis souvenu d'une autre collection de citations trouvées au dos de chaque chapitre d'un excellent petit résumé de « Ciel et Enfer » en anglais, réalisé par l'un de mes amis aux États-Unis, James Laurence (2).
Plusieurs d'entre elles m'ont tout de suite frappé du fait qu’elles entraient en résonance avec quelques-uns des points abordés dans le sous-forum : « Les visions de Swedenborg en question ». De plus, après avoir placé en postscriptum de son dernier message la liste non exhaustive de personnalités célèbres que l'œuvre de Swedenborg avait profondément influencées, il valait la peine de l'illustrer par quelques-uns de leurs commentaires à son sujet.
L'idée a progressivement germé que ces citations gagneraient certainement d’être, pour celles de Charles Byse résumées et réarrangées, et pour celles de « Awakened from Death », traduites en français. J'ai cru utile ensuite de reclasser tous leurs auteurs dans l'ordre chronologique, plutôt que par nationalité comme l'avait fait Charles Byse, ou plutôt que dans l'ordre alphabétique comme l'avait fait James Laurence. J'ai également trouvé profitable d'y ajouter quelques commentaires venant de quelques-uns de ses biographes français de références, certes moins connus, mais spécialistes de Swedenborg et de sa pensée (Matter, Lamm, Byse, Allard).
J'ai complété le nom de tous ces auteurs par leurs dates de naissance et de décès, afin de mieux les situer dans la chronologie de ces 230 dernières années. J'y ai également adjoint leur nationalité ainsi qu'un résumé biographique, afin de situer plus facilement ces personnages, pour certains bien connus, mais pour d'autres peut-être moins.
J'ai ensuite complété chacune de ces références d'auteurs par un bon nombre d'informations trouvées sur un site en anglais en partie dédié aux écrivains influencés par Swedenborg (3). J'ai encore découvert, au fil de ces recherches, toute une littérature anglo-américaine spécialisée dans le domaine des influences de Swedenborg, ouvrages de référence que je me suis aussitôt procurés. Ceux-ci, ajoutés à ceux dont je disposais déjà, m'ont permis de vérifier un grand nombre d'informations « à la source », et d'enrichir considérablement cette enquête (voir notes en fin de texte).
J'ai encore ajouté quelques extraits d’une étude sur Baudelaire et la philosophie, dans laquelle j'ai trouvé un chapitre fort intéressant au sujet de son lien avec Swedenborg. J'ai également porté une attention toute particulière à Helen Keller, du fait de son extraordinaire destin et de sa personnalité charismatique, en réalisant, à partir de sources diverses, un résumé biographique plus complet, suivi de citations plus étendues.
J'ai dû réaliser dans ce contexte de nombreuses traductions, aussi ai-je le grand plaisir de porter un bon nombre de ces textes à la connaissance du public français pour la première fois. Voici donc, cette compilation de citations et de commentaires émanant de 25 auteurs différents, pour lesquels la rencontre avec l'œuvre de Swedenborg aura été puissamment significative.
Je dois dire que les nombreux témoignages de ces hommes et femmes célèbres ont radicalement changé la vision que j'avais de Swedenborg, que je connais pourtant assez bien pour avoir étudié sa vie et ses écrits pendant de nombreuses années. Je suis convaincu qu’ils auront un effet analogue sur de nombreux lecteurs. Ils constitueront un magnifique portail d'entrée pour les néophytes, et encourageront à coup sûr, ceux qui n'en ont qu'une connaissance partielle, à approfondir leur lecture et leur connaissance de ses enseignements. Lecture dont j'ai constitué avec le texte qui suit celui-ci : « Swedenborg, comment ? » une sorte de guide ou de mode d'emploi.
Commençons, en guise d'introduction, par la présentation que Charles Byse nous fait de sa belle collection de citations :
« Ces citations n'expriment pas seulement l'admiration que notre héros, incompris de la foule, a inspirée à des écrivains éminents de diverses contrées, mais elles nous font encore connaître d'une manière plus ou moins explicite, les causes de cette admiration, relevant ce qui les a le plus frappés dans le système universel et dans la personnalité de cet homme extraordinaire. Elles peuvent ainsi nous aider à nous en faire, à notre tour, une idée plus juste, plus complète et plus vivante ».
Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832 / 83 ans) Allemagne. (Grand poète allemand, romancier, dramaturge, essayiste et scientifique, passionné par la physique, l'anatomie, l'optique, la géologie et la botanique. Il fut aussi théoricien de l'art, et homme d'État.)
À la suite de graves problèmes de santé qui l'obligent à séjourner en Allemagne, il rencontre une amie de sa mère qui éveillera en lui un intérêt nouveau pour le mysticisme, l'occultisme et l'alchimie. Après une longue vie tumultueuse et dominée par de nombreuses passions amoureuses, ses dernières œuvres sont marquées par la sagesse d'un vénérable vieillard.
Goethe s’est familiarisé avec l'œuvre tant scientifique que théologique de Swedenborg dès sa période estudiantine. Il s'est beaucoup inspiré de Swedenborg pour sa très célèbre pièce : Faust I (1806), Faust II (1831). Ce qu'il y dit sur le monde spirituel, le macrocosme et le microcosme, ainsi que sur beaucoup d'autres sujets, vient du théosophe suédois, qu'il nomme « le respecté Voyant de notre époque », et ailleurs « le savant penseur qui était à la fois naturaliste et théologien ».
Dans une lettre qu'il écrivit à Johann Kaspar Lavater, nous lisons ces mots :
« Je suis plus enclin que quiconque à croire qu'il existe un monde au-delà du monde visible, et je possède assez de force poétique et vitale pour percevoir, malgré mon Moi si borné, le monde des esprits de Swedenborg ».
Samuel Taylor Coleridge (1772-1834 / 62 ans) Angleterre. (Un des poètes romantiques et des penseurs les plus remarquables, philosophe et critique littéraire britannique.)
De retour d'un voyage en Allemagne en 1799, ses opinions changent de façon surprenante, en politique, de jacobin, il est devenu royaliste ; en religion, de rationaliste, il est devenu un fervent croyant du mystère de la Trinité. Aussi, il combat avec violence la Révolution française qu'il avait d'abord exaltée. Après s'être mis à consommer de l'opium vers 1798, afin de traiter des problèmes de santé et des troubles psychiques, en 1816 il devient pensionnaire du médecin James Gillman à Londres du fait d'une très forte dépendance. C'est là qu'il achève sa grande œuvre de prose, la Biographia Literaria, mi-biographie, mi-recueil de critiques littéraires.
Coleridge qui est né l'année de la mort de Swedenborg s'est très tôt familiarisé avec les écrits de Swedenborg, dont il fut jusqu’à la fin de sa vie un lecteur aiguisé et passionné :
« J'ai souvent songé à composer un livre intitulé : Défense des grands hommes injustement attaqués, et dans ces moments-là les noms qui se présentent les premiers à mon œil spirituel sont Giordano Bruno, Jacob Böhme, Bénédict Spinoza et Emmanuel Swedenborg. Ainsi, même avec une connaissance très partielle des œuvres de Swedenborg, je puis sans crainte affirmer qu'en tant que naturaliste, psychologue et théologien, il a des droits incontestables et multiples à la gratitude et à l'admiration des hommes de science et des philosophes. Et c'est cet homme que l'on a voulu faire passer pour un fou ! Trois et quatre fois heureux serions-nous s'il était donné aux savants et aux maitres de ce siècle d'être doués d'une telle folie, d'une folie en quelque sorte céleste et découlant de l'Esprit Divin ».
Jacques Matter (1791-1864 / 73 ans) France. (Écrivain, théologien, professeur d'histoire et de philosophie, pasteur, inspecteur, et administrateur.)
Inspecteur général et professeur d'histoire ecclésiastique à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg. Il fut professeur d'histoire au collège royal de Strasbourg (1818-1820), puis professeur de philosophie au Séminaire protestant (de 1820 à 1843 et de 1846 à 1864) et enfin professeur d'histoire ecclésiastique à la Faculté de théologie. Cependant, Matter n'était pas qu'un enseignant, il fut également pasteur (de 1825 à 1829 à St Thomas), et un écrivain fécond. Il est nommé inspecteur d'académie (1818), puis inspecteur général des études (de 1828 à 1845). Il démissionne de ses fonctions en 1845. Alors nommé inspecteur général des bibliothèques il n'occupe ce poste qu'un an, avant de se consacrer entièrement à ses recherches. Celles-ci concernaient essentiellement les doctrines philosophiques et ésotériques, ce qui contribua à le mettre à la tête d'un cercle de théosophes strasbourgeois. Il est d'ailleurs l'inventeur du mot « ésotérisme » en français, que l'on retrouve dès 1828 dans son Histoire critique du gnosticisme et de son influence sur les sectes religieuses et philosophiques de six premiers siècles de l'ère chrétienne, Paris, F. G. Levrault, 1828, 2 vol. Il héritera des écrits personnels de Saint-Martin dont il deviendra le premier biographe : Saint-Martin, le philosophe inconnu, sa vie et ses écrits », Paris, 1862, actuellement encore la biographie la plus complète sur ce mystique.
Auteur d'ouvrages estimés d'histoire, de pédagogie et de philosophie, il fut le premier en France qui prit la peine d'écrire une biographie impartiale et bien documentée sur Swedenborg : Emmanuel de Swedenborg, sa vie, ses écrits et sa doctrine, Paris, Didier et Cie, 1863.
Matter s'exprime ainsi dès sa préface :
« Dans tout ce dernier siècle, qui connut tant d'hommes éminents, il y en eut peu de plus vigoureusement constitués de corps et d'âme que Swedenborg ; et nul ne fut plus laborieux, plus honnête, plus savant, plus ingénieux, plus fécond écrivain, plus lucide docteur. Nul, dans ce siècle où Rousseau se proclama aussi vertueux que tout autre, ne fut meilleur que Swedenborg, ni plus aimé, ni plus heureux ».
Au chapitre sept de sa biographie sur Swedenborg, nous lisons ce qui suit :
« La grandeur de Socrate reste, que son démon soit une fiction poétique ou une hallucination. Il en est de même de Swedenborg. La grandeur de sa pensée reste, que sa qualité de médium élu de Dieu pour servir d'organe et d'interprète de sa Parole auprès des hommes soit une pieuse fiction ou l'illusion la plus sincère. Sa doctrine, si complètement exposée dans ses écrits, a sa valeur en elle-même ; indépendante des visions citées à l'appui, elle est donnée dans les textes sacrés enfin compris. Tout homme de sens peut faire ce que fit le comte Hoepken : prendre la doctrine et laisser là les visions ». (4)
Deux lettres de Matter répandent encore plus de lumière sur la haute estime qu'il avait conçue pour le Voyant de Stockholm. Dans la première, adressée à M. Le Boys des Guays, il écrit :
« Vos amis de Paris vous ont entretenu de la publication que je me propose de faire sur la vie et les écrits de Swedenborg ; ils ont mis à ma disposition quelques-uns des ouvrages les plus considérables de cet homme extraordinaire dont je tiens à présenter et à faire apprécier le caractère, les facultés et les doctrines si exceptionnelles dans les annales de l'humanité ».
En plus de ce témoignage rapporté par Charles Byse, j'aimerais encore ajouter cette citation extraite de sa biographie sur Swedenborg :
« L'extase est pour tous un des phénomènes les plus incontestables et le plus éclatant d'entre ceux qui promettent quelques découvertes dans la science de l'âme. Elle y prend une place extraordinaire, la première de toutes, mais une place très légitime. Or de tous les extatiques qui ont jamais étonné le monde par leurs facultés exceptionnelles, Swedenborg est sans contredit celui qui unit à la plus haute science la plus grande raison, comme il est aussi de tous les visionnaires celui dont les visions sont les plus nombreuses, les plus concordantes entre elles et les plus conformes à son système de doctrine, système très complet, très conscient de son principe, de ses conséquences, de son but et de ses résultats ».
Thomas Carlyle (1795-1881 / 86 ans) Écosse / Angleterre. (Éminent écrivain, essayiste, satiriste, traducteur et historien écossais, installé en Angleterre en 1834, il eut une très forte influence durant l'époque victorienne.)
Originaire d'une famille calviniste stricte, Carlyle se destine au métier de pasteur. Lors de ses années à l'Université d'Édimbourg il perd la foi. Il conservera cependant tout au long de sa vie les valeurs que lui ont inculquées ses parents. Cette synthèse entre un tempérament religieux et une foi chrétienne perdue contribue à rendre le travail de Carlyle intéressant aux yeux de nombre de ses contemporains aux prises avec les changements scientifiques et politiques de son temps. Il publie en 1837 l'Histoire de la Révolution française, une œuvre littéraire et historique de grande qualité qui eut une profonde influence sur la culture anglaise. Son ouvrage innovait, en faisant du peuple de Paris et non plus des élites révolutionnaires le seul et véritable acteur de la Révolution française. Sa critique de la Révolution française avec la mise en avant des images de foules sanguinaires, et de scènes d'horreur provoquées par la populace, visera à susciter une profonde aversion à l'égard de cet événement historique. Carlyle est également connu pour un pamphlet raciste dans lequel il défend l'esclavage et la domination de l'homme noir par l'homme blanc, écrit qui l'a largement désavoué, y compris parmi ses proches.
Il découvre Swedenborg à travers Ralph Waldo Emerson qu'il rencontre en 1833. Son roman : Sartor Resartus, 1836, dénote une forte influence de Swedenborg ainsi que du romantisme et de l'idéalisme allemand. Il écrira à son sujet : « Il est un des soleils spirituels dont la lumière rayonnera toujours davantage au fil des années à venir ».
« J'ai fait personnellement connaissance avec cet homme en ayant lu plusieurs de ses livres, ainsi que les biographies dont j'avais entendu parler. J'ai longuement réfléchi à la singulière apparition qu'il a faite dans ce monde ainsi que sur le remarquable message qu'il était, en ce temps-là, chargé d'apporter à ses frères en humanité. C'était, sans contestation possible, un homme de vaste culture, une forte tête de mathématicien, avec la disposition d'esprit la plus pieuse, la plus séraphique. Un homme splendide, aimable et tragique à la fois, ayant dans son cerveau un nombre incalculable d'idées qui, lorsque je les médite à mon usage, me semblent appartenir à ce qu'il y a de plus haut et d'éternel dans la pensée humaine. Ses ouvrages contiennent un nombre de vérités bien supérieur que ceux d'aucun autre homme. Il fut l'un des esprits les plus élevés dans le monde de la pensée, un des soleils spirituels dont la lumière ne pourra que rayonner de plus en plus puissamment dans le temps. »
Honoré de Balzac (1799-1850 / 51 ans) France. (Écrivain français, romancier, dramaturge, critique littéraire, critique d'art, essayiste, journaliste et imprimeur.)
Il fut un des grands maîtres du roman français, dont il a abordé plusieurs genres, philosophique, fantastique, poétique. Il a surtout excellé dans la veine d'un réalisme visionnaire. Il a laissé l'une des plus imposantes œuvres romanesques de la littérature française, avec plus de quatre-vingt-dix romans et nouvelles. Lu et admiré dans toute l'Europe, Balzac a fortement influencé les écrivains de son temps et du siècle suivant. Les adaptations cinématographiques et télévisuelles de cette œuvre immense se sont multipliées, avec plus d'une centaine de films et téléfilms produits à travers le monde.
Le puissant écrivain qui forme la transition entre le romantisme et le réalisme, Honoré de Balzac, s'est passionné pour Swedenborg, et en a beaucoup parlé dans ses Études philosophiques, malheureusement peu connues. Dans la première, intitulée Louis Lambert, son héros s'exprime ainsi :
« Je suis revenu à Swedenborg, après avoir fait d'immenses études sur les religions et m'être démontré - par la lecture de tous les ouvrages que la patiente Allemagne, l'Angleterre et la France ont publiés depuis soixante ans - la profonde vérité des aperçus de ma jeunesse sur la Bible. Évidemment, Swedenborg résume toutes les religions, ou plutôt la seule religion de l'Humanité. Si les cultes ont eu des formes infinies, ni leur sens ni leur construction métaphysique n'ont jamais varié. Enfin l'homme n'a jamais eu qu'une religion, Swedenborg reprend au Magisme, au Brahmanisme, au Bouddhisme et au Mysticisme chrétien ce que ces quatre grandes religions ont de commun, de réel, de divin, et rend à leur doctrine une raison pour ainsi dire mathématique. Pour qui se jette dans ces fleuves religieux dont tous les fondateurs ne sont pas connus, il est prouvé que Zoroastre, Moïse, Bouddha, Confucius, Jésus-Christ, Swedenborg, ont eu les mêmes principes et se sont proposé la même fin. Mais le dernier de tous, Swedenborg, sera peut-être le Bouddha du Nord. Quelque obscurs et diffus que soient ses livres, on y trouve les éléments d'une conception sociale grandiose. Sa théocratie est sublime, et sa religion est la seule que puisse admettre un esprit supérieur. Lui seul fait toucher à Dieu, il en donne soif ».
Dans une étrange histoire, Séraphitus-Séraphita, Balzac raconte la vie de Swedenborg par la bouche de M. Becker, pasteur du village de Jarvis, sur l'un des pittoresques fiords de la Norvège :
« Mais que signifient ces lambeaux pris dans l'étendue d'une œuvre de laquelle on ne peut donner une idée qu'en la comparant à un fleuve de lumière, à des ondées de flammes ? Quand un homme s'y plonge, il est emporté par un courant terrible. Le poème de Dante Alighieri fait à peine l'effet d'un point, à qui veut se plonger dans les innombrables versets à l'aide desquels Swedenborg a rendu palpables les mondes célestes, comme Beethoven a bâti ses palais d'harmonie avec des milliers de notes, comme les architectes ont édifié leurs cathédrales avec des milliers de pierres. Vous y roulez dans des gouffres sans fin, où votre esprit ne vous soutient pas toujours ».
Des références aux enseignements de Swedenborg sont également visibles dans Peau de Chagrin, À la Recherche de l'Absolu, Ursule Mirouët, Cousin Pons, et bien d'autres de ses œuvres. Dans une lettre écrite en 1837 à Madame Hanska, sa maîtresse et plus tard à sa femme, le grand romancier français déclara sans ambages : « Je ne suis point orthodoxe et ne crois pas à l'Église romaine, le swedenborgianisme est ma religion ».
Ralph Waldo Emerson (1803-1882 / 79 ans) États-Unis. (Poète, philosophe, et essayiste. Chef de file du mouvement transcendantaliste américain du début du XIXe siècle. Une bonne part de ses intuitions lui viendront de son étude des religions orientales, notamment de l’hindouisme, du confucianisme et du soufisme.)
Emerson rencontra l'œuvre de Swedenborg tandis qu'il était étudiant à Harvard Divinity School, et resta tout au long de sa vie un fervent lecteur de son œuvre. Son essai biographique : Swedenborg, or the Mystic, fut publié dans son Representative Men en 1850 (5). D'autres références à Swedenborg se trouvent dans plusieurs de ses œuvres : English Traits (1856) ; May-Day and Other Poems (1867). Lors d'un grand voyage en Europe au cours des années 1832-1833, il rencontre en Grande-Bretagne tout un groupe de condisciples passionnés par Swedenborg, tel que Coleridge, James John Garth Wilkinson traducteur et biographe de Swedenborg, et Thomas Carlyle avec lequel il entretiendra par la suite une correspondance jusqu'au décès de Carlyle, en 1881.
« Le plus remarquable pas dans l'histoire religieuse des temps modernes est celui qui a été fait par le génie de Swedenborg.
Swedenborg avait un vaste génie et il annonça beaucoup de choses vraies et admirables. Ces vérités, passant de son système dans la circulation générale, se rencontrent à présent chaque jour, modifiant les vues et les crédos de toutes les Églises, même des hommes hors de toute Église. Tous nous reconnaissons, je pense, qu'il se fait une révolution dans les esprits.
Emmanuel Swedenborg - qui fut un visionnaire aux yeux de ses contemporains - a vécu sans aucun doute une vie plus réelle que qui que ce soit d'autre en son temps. Comme il arrive aux grands hommes, par la variété et la puissance de ses facultés il semblait être un composé de plusieurs personnes, pareil à ces fruits géants qui mûrissent dans les jardins par l'union de quatre ou cinq fleurs simples.
Le génie qui devait faire entrer dans la science de son siècle une science beaucoup plus subtile, dépasser les limites de l'espace et du temps, s'aventurer dans le mystérieux royaume des esprits, tenter d'établir dans le monde une religion nouvelle, commença ses études dans les carrières et les forges, au milieu des creusets et du métal fondu, dans les chantiers de navires et les salles de dissection. Il n'est peut-être pas un seul individu qui soit capable de juger les mérites de ses œuvres sur tant de sujets différents. Il paraît avoir anticipé dans une large mesure la science du dix-neuvième siècle.
Il est un des mastodontes et des mammouths de la littérature, qui ne saurait être mesuré par des collèges entiers d'érudits ordinaires. Sa présence majestueuse ferait craquer les robes de toute une université. Nos écrits sont faux parce qu'ils sont fragmentaires, mais Swedenborg est systématique, et chacune de ses phrases concerne le monde entier, ses facultés agissent avec une ponctualité astronomique, et son admirable style est pur de toute impertinence et de tout égoïsme. Ses vues favorites furent nommées par lui la doctrine des Formes, la doctrine des Séries et des Degrés, la doctrine de l'Influx, la doctrine des Correspondances. Son exposé de ces doctrines mérite d'être étudié dans ses livres, que toute personne ne peut pas lire, mais qui récompensera celui qui le peut. Ses écrits seraient une bibliothèque suffisante pour un lecteur solitaire et athlétique.
Esprit colossal, il devance de loin son siècle, ses contemporains ne le comprennent pas. Pour le juger, il faut être placé à une distance considérable de lui. Comme Aristote, Bacon, Selden, Humboldt, il démontre la possibilité d'un savoir immense, d'une quasi toute-présence de l'âme humaine dans la nature. »
Enfin Emerson met Swedenborg au même rang qu'Homère, Dante, Shakespeare et Goethe, il en fait : « un des inflétrissables pétales qui composent la fleur parfaite de l'humanité ».
Notons qu'Emerson ne partageait pas les vues de Swedenborg en ce qui concerne l'enfer, et son symbolisme biblique.
George Sand (1804-1876 / 72 ans) France. (Pseudonyme d'Amantine Aurore Lucile Dupin, baronne Dudevant. Romancière, dramaturge, épistolière (qui écrit des lettres à caractère littéraire), critique littéraire et journaliste française. Parmi les écrivaines les plus prolifiques, avec plus de 70 romans à son actif et 50 volumes d'œuvres diverses dont des nouvelles, des contes, des textes politiques et des pièces de théâtre.)
George Sand contribuera activement à la vie intellectuelle de son époque. Ses premiers romans bousculent les conventions sociales et magnifient la révolte des femmes en exposant les sentiments de ses contemporaines, chose exceptionnelle à l'époque et qui divisa aussi bien l'opinion publique que l'élite littéraire. Elle prend la défense des femmes, prône la passion, fustige le mariage et lutte contre les préjugés d'une société conservatrice. Elle fait scandale par sa vie amoureuse agitée, par sa tenue vestimentaire masculine et son pseudonyme masculin, dont elle a lancé tous deux la mode. Elle s'est aussi illustrée par un engagement politique actif à partir de 1848, ouvrant ses romans à la question sociale, en défendant les ouvriers et les pauvres, pour se tourner ensuite vers le milieu paysan. Elle a entretenu une grande amitié avec Victor Hugo par correspondance, mais ces deux grandes personnalités ne se sont jamais rencontrées.
Le traducteur français des œuvres théologiques de Swedenborg, M. Le Boys des Guays, eut pendant plusieurs années des relations avec George Sand, dont il était assez voisin. Il en reçut plusieurs lettres aussi franches que sérieuses concernant notre auteur. George Sand lui écrit d'abord, en 1852, pour le remercier de lui avoir offert un livre de Swedenborg : « Connaissant peu ou mal cet homme extraordinaire, j'ai toujours désiré le lire plus et mieux. Je vous devrai d'avoir une opinion éclairée sur ce fait métaphysique et religieux si diversement apprécié jusqu'à ce jour. Les quelques pages que j'ai lues du volume que vous m'avez envoyé me paraissent d'une grande clarté ».
L'année suivante, elle en sait déjà davantage et écrit : « Toute la philosophie de cette religion ne rencontre en moi nul obstacle intérieur ».
Dans une lettre de 1855, elle dit encore : « Il me faudra plus d'un an pour connaître et juger sainement ce très grand esprit de Swedenborg, qui me paraît dans le courant des grandes vérités ».
Enfin une lettre de 1857 contient les lignes suivantes : « J'ai lu avec intérêt votre dernier envoi, et j'y ai trouvé de très belles choses, une morale très élevée qui est la mienne, celle à laquelle j'ai toujours aspiré dans mon esprit. Ce que j'appelle ses extases a un caractère très particulier, en ce que l'imagination ne l'emporte jamais à des visions qui soient en désaccord avec sa philosophie, sa métaphysique et sa morale ».
Hiram Powers (1805-1873 / 68 ans) États-Unis. (Sculpteur néoclassique américain. Une de ses sculptures les plus connues est « L'Esclave grecque ».)
« Swedenborg est mon auteur ; tous les autres écrivains me font l'effet de se mouvoir dans les ténèbres, une petite bougie à la main, tâtonnant pour trouver leur route, tandis qu'il marche lui-même à la pleine lumière du soleil. »
Elizabeth Barrett Browning (1806-1861 / 55 ans) Angleterre. (Poétesse, essayiste et pamphlétaire anglaise de l'ère victorienne.)
Elle commence à écrire dès son plus jeune âge, et son intérêt la porte vers les œuvres de l'Antiquité gréco-latine et hébraïque lues dans le texte. Elle cultive aussi les grands classiques anglais, français, allemands et italiens. Sa vie bascule lorsque, à la fin de son adolescence, elle est atteinte d'une paralysie. Après la mort accidentelle de son frère préféré, elle vit en recluse dans sa chambre à Londres, où son état est aggravé par d'importantes prescriptions d'opium. De plus, elle est prisonnière de l'affection possessive et tyrannique d'un père envers ses enfants, qui entend leur imposer le célibat. Le poète Robert Browning, ébloui par la lecture d'un recueil de ses poèmes, entreprend avec elle une correspondance amoureuse. Au bout de deux ans, celle-ci se conclut en 1846 par un enlèvement, un mariage clandestin et une fuite en Italie, où le couple voyage et publie pendant quinze ans, jusqu'à la mort d'Elizabeth à Florence en 1861.
Elle est surtout connue pour deux œuvres, Sonnets from the Portuguese dans lequel elle chante son amour naissant, puis triomphant pour Robert Browning, et Aurora Leigh, long roman en vers où elle aborde des questions historiques, sociales et politiques, et où elle retrace également l’itinéraire personnel, intellectuel et moral d'une artiste revendiquant sa féminité et l'accomplissement de sa vocation. Elle deviendra l'une des figures majeures de la poésie victorienne, une écrivaine à la fois engagée et lyrique, à la culture encyclopédique.
Robert Browning (1812-1889 / 77 ans) Angleterre (Poète et dramaturge reconnu comme l'un des deux plus grands créateurs poétiques de l'Angleterre victorienne.)
Robert passe son enfance et sa jeunesse dans une famille éprise des lettres et des arts. L'accès illimité à de grandes œuvres littéraires, doublé d'une insatiable curiosité intellectuelle, lui permet d'acquérir un immense savoir et de cultiver son goût pour la poésie. Comme il ne supporte pas d'être scolarisé, ses tentatives d'études secondaires puis supérieures laissent rapidement place à un parcours intellectuel éclectique. Ses œuvres monumentales, souvent longues et rédigées dans un style parfois difficile, dérouteront souvent, par leur originalité, le public comme la critique.
Les Browning ont lu ensemble au début de leur mariage « l'Amour Conjugal » de Swedenborg. Au cours des années 1850, les lettres d'Elizabeth font régulièrement référence à ses lectures de Swedenborg et attestent de l'influence de ses enseignements sur son monumental roman : Aurora Leigh (1857). Dans ses lettres, Robert semble moins sensible à Swedenborg, mais au moins trois de ses œuvres de maturité les plus importantes : Men and Women (1855), Dramatis Personae (1864), et The Ring and the Book (1868-1869) s'avèrent très fortement influencées par les enseignements de Swedenborg. Les Brownings étaient tous deux amis avec le célèbre swedenborgien anglais Charles Augustus Tulk, et Robert fut un ami précoce de James John Garth Wilkinson.
Voici une des citations d'Elizabeth à son sujet :
« Je maintiens que la seule lumière qui ait jamais été donnée sur l'autre vie se trouve dans la philosophie de Swedenborg. Cette philosophie explique en grande partie le mystère des choses ».
Henry James, senior (1811-1882 / 71 ans) États-Unis. (Père de William James, et de Henry James. Théologien, écrivain et penseur américain, adepte des enseignements de Swedenborg.)
Il fut un partisan convaincu de l'égalitarisme radical de Robert Sandeman, et du socialisme utopique du philosophe français Charles Fourier (1772-1837), il fut un féroce critique du « primaire et brutal matérialisme » de la société américaine, l'avocat également de nombreuses réformes sociales, telles que l'abolition de l'esclavage et la libéralisation du divorce. Bien que ses idées n'aient jamais été reçues avec un grand enthousiasme par ses contemporains, et qu'il ne fut pas très estimé par son siècle dominé par la toute science, il ne s’est jamais découragé. En fait, c'est dans ses dernières œuvres que sa pensée trouvera sa meilleure expression. Il s'est aussi beaucoup investi dans l'éducation de ses enfants, veillant à leur apporter le meilleur de ce qu'il pensait leur être utile. Un engagement qui a porté ses fruits au-delà de toute espérance si l'on en juge par le génie et l'œuvre de ses deux fils William et Henry James.
Il a entre autres écrit The Secret of Swedenborg, 1869 (6). Voici quelques extraits de ce qu'il y écrit à son sujet :
« Il est connu de tout le monde que Swedenborg, bien des années avant sa mort, prétendait être le précurseur d'un nouvel avènement spirituel du Divin dans l'histoire de l'humanité. Des assertions similaires ne sont pas rares dans l'histoire, et je ne peux dénier que mon attitude à leur égard soit celle a priori d'une réaction de mépris et d'hostilité. Mais la mission présumée de Swedenborg, telle qu'il la concevait lui-même, et telle que ses livres la présente, ne réclame aucune sanction personnelle ou extérieure, et ne nécessite aucun autre crédit que celui de la joie spontanée de tout homme pour la vérité auquel elle se donne. Il était lui-même remarquablement détaché de ces reconnaissances personnelles ou intellectuelles que réclame l'estime populaire ; et je suis absolument convaincu que de telles considérations ne sont jamais entrées dans son cœur sans prétention, comme celui de s'attribuer un quelconque pouvoir qui aurait pu éclipser de quelque façon que ce soit la relation à l'homme ou au Divin.
Swedenborg, comme nous l'apprend son dernier biographe, M. White, dont le travail est presque un modèle en son genre, fait honneur à son esprit et à sa conscience, et il possédait l'intelligence la plus saine et la plus étendue que notre époque ait connue. Cette doctrine, dans l'esprit de ceux qui sont capables de discerner sa profonde signification intellectuelle, représente l'ultime apothéose de la philosophie ».
Charles Baudelaire (1821-1867 / 46 ans) France. (Écrivain, critique littéraire et d’art et journaliste. Il occupe une place considérable parmi les poètes français pour un bref recueil, au regard de l’œuvre de son contemporain Victor Hugo, mais qu’il aura façonné sa vie durant : « Fleurs du mal ».)
En 1843, il découvre les « paradis artificiels » où il goûte à la confiture verte (haschisch). Il renouvellera cette expérience qui semble décupler sa créativité, occasionnellement, et sous contrôle médical, en participant aux réunions du « club des Haschischins ». Sa pratique de l’opium est plus longue. Comme Thomas de Quincey avant lui, l’accoutumance lui fait augmenter progressivement les doses. Croyant y trouver un adjuvant créatif, il en décrira les enchantements et les tortures. Dans l'année 1848, il commence à traduire l’écrivain américain Edgar Allan Poe, qu'il admire beaucoup et dont il deviendra le traducteur attitré. Dès sa parution en 1857, Les Fleurs du mal sont poursuivies pour offense à la morale religieuse et outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. Victor Hugo, à qui Baudelaire a envoyé son recueil, lui envoie de son exil à Guernesey une lettre enthousiaste : « Vos Fleurs du Mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles. Je crie bravo de toutes mes forces à votre vigoureux esprit. Permettez-moi de finir ces quelques lignes par une félicitation. Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous venez de la recevoir. Ce qu’il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu’il appelle sa morale ; c’est là une couronne de plus ». Il laissera, outre Les Fleurs du Mal, Le Spleen de Paris, recueil de poèmes en prose, et des œuvres comme Les Paradis artificiels, Mon cœur mis à nu ou encore Fusée. On compte parmi ses relations proches, Édouard Manet, Théophile Gautier, ou encore Gérard de Nerval. Il appréciait particulièrement par les peintures d’Eugène Delacroix, la musique de Richard Wagner, et il fut un grand admirateur de l’œuvre d'Honoré de Balzac. Il mourra prématurément de la syphilis à l'âge de 46 ans.
Baudelaire a probablement découvert Swedenborg à travers Balzac. La première référence dans son œuvre se trouve dans son premier écrit, une nouvelle intitulée : La Fanfarlo, qui parut pour la première fois dans le « Bulletin de la société des gens de lettres » en janvier 1847 alors qu'il n'avait que 26 ans. Je cite ce passage de son roman dans lequel on notera l'ambiguïté de savoir si le livre de son protagoniste, Samuel Cramer, sur lequel s'éteint la seconde bougie ne parle pas du premier, celui de Swedenborg : « Il souffla résolument ses deux bougies dont l’une palpitait encore sur un volume de Swedenborg, et l’autre s’éteignait sur un de ces livres honteux, dont la lecture n’est profitable qu’aux esprits possédés d’un goût immodéré de la vérité ». (7)
La doctrine des « correspondances » de Swedenborg fascinera particulièrement Baudelaire qui en fera la pierre angulaire de sa métaphysique esthétique.
Voici, à travers un court résumé ce que Swedenborg en disait :
« La science des correspondances a été la principale science chez les anciens, surtout en Orient, en Égypte et en Grèce. Chez les anciens cette science était bien connue, elle était même la science des sciences et si universelle, que tous leurs livres ont été écrits par correspondances. Aujourd'hui elle est au nombre des sciences entièrement perdues, surtout en Europe. Néanmoins, cette science l'emporte sur toutes les autres sciences, car elle était la science même des sages, elle est aussi la science angélique par excellence.
Le Ciel est conjoint à la Terre par les correspondances. Les correspondances ont une très grande force, c'est pour cela que la Parole a été écrite par de pures correspondances, de là son sens interne ou spirituel, dont on ne peut connaître ni la nature, ni à peine l'existence, sans la science des correspondances. Cette science l'emporte sur toutes les autres, puisque sans elle on ne peut pleinement comprendre la Parole.
Il y a deux mondes, le spirituel et le naturel, ces deux mondes sont tellement distincts qu'ils n'ont rien de commun entre eux, mais néanmoins créés tels qu'ils communiquent et qu'ils sont même conjoints par les correspondances. Toutes les choses qui existent dans le monde naturel, en général et en particulier et jusqu'aux plus infimes, ont une correspondance avec les choses spirituelles et par suite les signifient, et cela parce que le monde naturel existe et subsiste d'après le monde spirituel. Il n'existe rien dans le monde naturel qui n'ait une correspondance avec le monde spirituel. »
Pour plus de détails, voir sur le site Swedenborg :
http://emmanuelswedenborg.info/enseigne ... dance.html
Voici à présent un extrait d'une remarquable étude de François Requet intitulée : Baudelaire et la philosophie (8) :
« Les références que Baudelaire fait à Swedenborg sont nombreuses dans ses œuvres, et le poète montre toujours une grande admiration pour ce philosophe. Il avait assurément parcouru ses ouvrages et avait fait sien le terme « correspondance ».
Swedenborg invente la notion de correspondance par laquelle il explique le lien entre le monde visible et le monde invisible. Baudelaire, à sa manière, fera sienne cette hypothèse qu’il exploitera et décrira à de nombreuses reprises. Dans l’article sur Victor Hugo, de Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, il écrit :
« Swedenborg, qui possédait une âme bien plus grande nous avait déjà enseigné que le ciel est un très-grand homme ; que tout, forme, mouvement, nombre, couleur, parfum, dans le spirituel comme dans le naturel, est significatif, réciproque, converse, correspondant. Lavater, limitant au visage de l’homme la démonstration de l’universelle vérité, nous avait traduit le sens spirituel du contour, de la forme, de la dimension. Si nous étendons la démonstration (non seulement nous en avons le droit, mais il nous serait infiniment difficile de faire autrement), nous arrivons à cette vérité que tout est hiéroglyphique, et nous savons que les symboles ne sont obscurs que d’une manière relative, c’est-à-dire selon la pureté, la bonne volonté ou la clairvoyance native des âmes ».
L’emploi le plus évident de la notion de « correspondance » sous la plume du poète est fait dans le sonnet justement intitulé « Correspondances » :
« La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens ».
(Les Fleurs du mal, Spleen et Idéal, IV Correspondances.)
Baudelaire reprend bien ici l’hypothèse d’un lien existant entre le monde matériel et le monde spirituel, d’un lien qui serait fait de « forêts de symboles » et qui pourrait très bien être chuchoté par les esprits, ces « regards familiers ». La « Nature » pourrait représenter l’immanence, le monde visible de l’homme, et le « temple » la transcendance, la demeure du Divin. Ce « temple » ne laisserait sortir que « de confuses paroles », c’est-à-dire des signes voilés : la divinité nous proposerait des ponts vers elle, mais elle n’apparaîtrait pas dans l’évidence.
Cela ne s’opposerait pas forcément au fait que c’est bien la Nature qui est ce temple, sorte de caisse de résonance du Divin, et que par conséquent, le monde matériel et le monde spirituel ne seraient pas distincts l’un de l’autre, mais se confondraient. Baudelaire soutient de la sorte l’existence d’une unité de la création, mais une unité qui est à la fois dissimulée et intime, qui est « une ténébreuse et profonde unité. » Dieu n’a pas créé deux mondes indépendants, il a créé un monde cohérent à deux facettes, dont l’une pourrait, en termes swedenborgiens, être la cause, et l’autre l’effet.
Remarquons que par le biais de ce dualisme que Baudelaire emprunte à Swedenborg, le poète adopte ici une compréhension du monde proche de celle de Platon. L’on pourrait ainsi affirmer que Baudelaire, par son inspiration swedenborgienne, développe une poésie platonicienne ». (8)
Notons que bien d'autres poèmes de Baudelaire illustrent des idées et des concepts majeurs de l'œuvre de Swedenborg, comme : « Le flambeau vivant » (la présence et la fonction spirituelle des anges) ; « Élévation » (le passage dans l'autre vie et la montée vers la transcendance Divine) ; « La mort des amants » (l'union mystique des âmes sœurs dans la vie après la mort).
Richard Heber Newton (1840-1914 / 74 ans) États-Unis. (Illustre pasteur épiscopalien et écrivain américain.)
Il sera recteur de « All Souls' Protestant Episcopal Church » de New York, de 1869 à 1902. Figure de proue du mouvement : « Social Gospel movement » (mouvement de l'Évangile social), apôtre de la : « Higher Criticism of the Bible » (haute critique biblique), il a activement travaillé à l'unification des Églises chrétiennes aux États-Unis. Trois fois accusé d'hérésie à cause de ses sermons et publications, il échappe à ces procès d'intention grâce à la protection de l'évêque Henry Codman Potter.
« Depuis le temps de Jésus jusqu'à nos jours il n'y a eu que peu de développement, s'il y en a eu, dans la foi à l'immortalité. La première conception réellement nouvelle du caractère de l'immortalité donnée au monde pendant dix-huit siècles vint par le grand savant, philosophe et théologien de Suède, Emmanuel Swedenborg, qui mourut en 1772. Sa pensée, quelles qu'en fussent les sources, fut révolutionnaire. Il reconstruisit toute l'idée de l'Au-delà. Pour la première fois depuis mille huit cents ans - on pourrait presque dire pour la première fois dans l'histoire de l’humanité - l'autre monde prit des formes saines et sensibles, devint rationnel et concevable, naturel et nécessaire. La pensée de Swedenborg a pénétré lentement les grandes Églises de la chrétienté dans le monde occidental, et sous son influence la conception traditionnelle de l'immortalité a changé sans qu'on s'en aperçût. Une floraison vraiment nouvelle s'étend aujourd'hui devant nos yeux, floraison absolument sans parallèle dans l'histoire du christianisme. »
William James (1842-1910 / 68 ans) États-Unis. (Premier enfant de Henry James senior, mentionné ci-dessus, et frère aîné d'Henry James, le célèbre romancier. Psychologue et philosophe américain.)
James est un des membres les plus éminents de la génération de penseurs qui ont contribué à donner à la pensée américaine sa propre tonalité. Il fut un des fondateurs du « pragmatisme », mais également de la « philosophie analytique », souvent présenté comme le père de la psychologie en Amérique. Son premier grand livre, publié en 1890, est intitulé The Principles of Psychology. Ce livre présente une psychologie basée sur l'évolutionnisme et axée sur la réflexion philosophique. Dans sa conception, l'homme coopère avec Dieu pour créer un monde en évolution permanente. À noter, un fondamental, sa conférence : The Varieties of Religious Experience publiée en 1902 (9). Il meurt d'un arrêt cardiaque dans sa maison de campagne à l'âge de 68 ans.
« Swedenborg passe pour le plus grand psychologue de son siècle. Je comprends qu'on fasse de lui son homme ; mais il faudrait pouvoir lui consacrer sa vie ! »
Julian Hawthorne (1846-1934 / 88 ans) États-Unis. (Journaliste polémique et écrivain américain. Il a écrit de nombreux poèmes, des romans, des nouvelles, des polars, des essais, des livres de voyages, des biographies.)
Accusé en 1908 d'une fraude fiscale, pour laquelle il a toujours clamé son innocence, il est condamné en 1913 à un an d'emprisonnement dans un centre pénitentiaire. À sa sortie de prison, il publie The Subterranean Brotherhood (La confrérie souterraine), 1914. Une œuvre appelant à la fin de l'incarcération des criminels qu'il juge, sur la base de sa propre expérience, inhumaine, et qui devrait être remplacée, à ses yeux, par la persuasion morale.
« Le secret de la nature humaine est tout entier dans ses livres. Si vous allez à Swedenborg dans l'intention de vous rendre maître de son plan, il vous faut le faire avec la perspective de passer le reste de votre vie à ce travail, et même alors vous laisserez inachevées plusieurs de ses esquisses. Il demeure auprès de vous et change votre nature même, pourvu que vous le lui permettiez. »
Sir Arthur Conan Doyle (1859-1930 / 71 ans) Écosse / Angleterre. (Écrivain et médecin britannique. Auteur de livres de science-fiction, de romans historiques, de pièces de théâtre, de poésies et d'œuvres historiques.)
Il devra sa célébrité à ses romans et nouvelles qui mettent en scène le détective Sherlock Holmes, considérés comme une innovation majeure du roman policier.
« Le plus grand voyant suédois, Emmanuel Swedenborg, peut légitimement prétendre être le père de nos nouvelles connaissances dans le domaine du surnaturel. Lorsque les premiers rayons du soleil levant de cette connaissance spirituelle sont tombés sur Terre, ils ont illuminé le plus grand et le plus élevé des esprits humains, avant de poser leur lumière sur des hommes de moindre hauteur. Cette sommité de l'esprit fut ce grand réformateur religieux. »
William Butler Yeats (1865-1939 / 74 ans) Irlande / France. (Poète, dramaturge et visionnaire irlandais. Il est un des instigateurs du renouveau de la littérature irlandaise.)
Yeats rencontra Maud Gonne en 1889, une jeune admiratrice engagée dans le mouvement nationaliste irlandais, pour laquelle il conçut une grande passion qui eut une influence déterminante sur sa poésie et toute sa vie à venir. Il crée « l’Abbey Theater » à Dublin en 1904, institution théâtrale à laquelle il restera attaché jusqu’à sa mort. Son œuvre, pour laquelle il reçoit en 1923 le prix Nobel, met en scène des héros irlandais, s’inspire des luttes nationalistes et indépendantistes, tout en s'inspirant de symboles religieux ou théosophiques. Lors de l’indépendance en 1921, il sera élu sénateur de « l'État libre d’Irlande » pendant deux mandats. En 1930, il se retire et s’installe dans le sud-est de la France où il meurt 9 ans plus tard.
Yeats a commencé à lire Swedenborg dès la vingtaine. Plus tard, il a édité les œuvres de William Blake en collaboration avec le peintre et poète Edwin Ellis. Des années plus tard de retour à l’étude de Swedenborg, il écrira dans son célèbre essai Swedenborg, Mediums et Desolate Places (10) :
« C'est bien Swedenborg qui découvrit au monde moderne - à l'encontre de la raison abstraite des savants, de la doctrine et de la pratique des lieux désertés par les bergers et les sages-femmes - la réalité d'un monde des esprits où il y a une scène comme celle qu'il y a sur la Terre, des formes humaines belles ou grotesques, des sens qui connaissent le plaisir et la douleur, le mariage et la guerre, tout ce qui peut être dépeint sur une toile, ou raconté dans des histoires ».
Yeats évoquera encore Swedenborg lors de son discours de remise du Nobel à Stockholm.
Paul Ambroise Valéry (1871-1945 / 74 ans) France. (Écrivain, poète, essayiste et philosophe français.)
La poésie qu'il rédige à cette époque s'inscrit dans la mouvance symboliste. En 1890, sa rencontre avec Pierre Louÿs sera déterminante pour l'orientation de sa vie de poète. Ce dernier lui présentera André Gide et l'introduira dans le cercle étroit de Stéphane Mallarmé. Paul Valéry restera fidèle à Mallarmé jusqu'à sa mort.
Il s'intéresse aux expériences spirituelles de Swedenborg à travers la biographie de Martin Lamm, publiée pour la première fois en suédois en 1915, et écrira un avant-propos à son sujet dans la traduction française de cette biographie en 1936 (11) :
« Swedenborg est un personnage singulier du grand drame de l'Esprit Humain, une figure puissamment intéressante, dont l'histoire intellectuelle suscite une quantité de problèmes de première importance dans le domaine de la psychologie de la connaissance.
Je n’en finirais plus si je suivais toutes les questions auxquelles les enseignements de Swedenborg m’ont engagé. J’y suis entré sans soupçonner que je pénétrais dans une forêt enchantée où chaque pas fait lever des vols soudains d’idées, où se multiplient les carrefours à hypothèses rayonnantes, les embûches psychologiques et les échos, où chaque regard entrevoit des perspectives tout embroussaillées d’énigmes, où le veneur intellectuel s’excite, s’égare, perd, retrouve et reprend la piste. Mais ce n’est point du tout perdre son temps. J’aime la chasse pour la chasse, et il n’est point de quête plus prenante et plus diverse que celle au Mystère Swedenborg.
Le beau nom de Swedenborg sonne étrangement aux oreilles françaises. Il éveille en moi toute une profondeur d'idées confuses autour de l'image fantastique d'un personnage singulier, moins défini par l'histoire que créé par la littérature. Je confesse que je ne savais de lui, il y a peu de jours, que ce qui me restait de lectures déjà fort lointaines. Séraphitus-Séraphita de Balzac et un chapitre de Gérard de Nerval avaient été jadis mes seules sources, et je n'y avais pas bu depuis une trentaine d'années. Ce souvenir évanouissant m'était pourtant un charme. La simple résonance des syllabes du nom magique, quand je l'entendais, par hasard, me faisait songer de connaissances incroyables.
Swedenborg est un personnage singulier du grand drame de l'Esprit Humain, une figure puissamment intéressante, dont l'histoire intellectuelle excite une quantité de problèmes de première importance dans le domaine de la psychologie de la connaissance. J'aime la chasse pour la chasse, et il est peu de chasses plus prenantes et plus diverses que la chasse au mystère Swedenborg ».
Carl Gustav Jung (1875-1961 / 86 ans) Suisse. (Grand psychologue suisse, fondateur de « la psychologie des profondeurs ». Il fut un penseur extrêmement influent du vingtième siècle.)
« J’admire Swedenborg comme un grand scientifique et un grand mystique à la fois. Sa vie et son travail m'ont toujours beaucoup intéressé et j'ai lu sept gros volumes de ses écrits lorsque j'étais étudiant en médecine. » (12)
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